mercredi 20 novembre 2013

Pendant ce temps, dans la DMZ

Séoul
Vendredi 15 novembre 2013

Ce soir, assis dans un resto branché du quartier étudiant dans lequel nous demeurons à Séoul, alors que les jeunes sortent et s'amusent autour de nous et que nous tapotons sur nos smartphones en écoutant de la musique, bien chauffés et bien éclairés, j'ai essayé de m'imaginer ce qu'était la vie à seulement 50 kilomètres de là. Je ne parle pas de l'ennui des jeunes dans une quelconque campagne de ce pays, mais de ce que vivent les gens de l'autre côté de la frontière intercoréenne. C'est assez perturbant de se dire qu'à moins d'une heure de voiture de cette ville bouillonnante, riche, vivante, lumineuse se trouvent des villes et des villages où les gens ne mangent probablement pas à leur faim et sont plongés dans l'obscurité dès la nuit tombée et maintenus dans l'ignorance du monde qui les entoure et de l'opulence qui règne ici. Pas sur une autre planète, pas sur un autre continent, mais sur cette même péninsule, à quelques dizaines de kilomètres d'ici. Quand on y réfléchit deux secondes, le contraste est saisissant.

Là où je vis, je passe une frontière tous les jours sans que quiconque s'en préoccupe vraiment. Il n'y a pas de barrières, pas de gardes permanents, la frontière entre la Suisse et la France est une idée, une simple limite administrative. Aujourd'hui, je me suis approché d'un autre type de frontière. Non seulement la frontière entre la Corée du Sud et la Corée du Nord est clairement délimitée mais elle est matérialisée de part et d'autre par plusieurs séries de grillages et de fils barbelés, qui empêchent tout contact physique entre les deux pays. J'ai pénétré aujourd'hui dans ce qu'on appelle la Zone démilitarisée (DMZ), une bande de 4 km de large qui traverse d'une côte à l'autre la Péninsule coréenne. Contrairement à ce que son nom indique, il s'agit de la zone frontalière la plus militarisée au monde. Trois points de passages peuvent en théorie servir de lien entre les deux pays : une voie ferrée, à l'heure actuelle inutilisée, une route à grand gabarit, où circulent deux fois par jour des camions et du personnel sud-coréen allant travailler dans la zone économique spéciale de Kaesong, en Corée du Nord, unique exemple de coopération économique entre les deux pays, et la Zone commune de sécurité (JSA), dernier point de tension extrême hérité de la guerre froide sur la planète. C'est là que nous nous sommes rendus aujourd'hui. Une expérience hors du commun.
Messages de paix accrochés à un grillage donnant sur la DMZ.
La journée a commencé très tôt, car nous avions rendez-vous à 20 minutes à pied de l'auberge à 8h25. Nous sommes arrivés à l'heure mais alors que nous attendions, mon téléphone a sonné : c'était l'agence de voyage qui m'annonçait un retard d'un quart d'heure à cause des bouchons. Soit. Après que le bus est arrivé et que la guide, un peu stressée, s'est assurée que nous étions en possession de nos passeports, nous sommes partis vers le nord, empruntant l'«autoroute de la liberté », jusqu'à Imjingak, premier point d'arrêt. Il y a un parc d'attractions et des magasins mais les barbelés sont là pour rappeler qu'au-delà, c'est la DMZ. Un peu plus loin, nous nous sommes arrêtés pour une heure au 3e tunnel d'infiltration. Depuis les années 70, les autorités en charge de la zone démilitarisée côté sud ont découvert quatre tunnels partant du Nord, destinés à organiser une invasion rapide en direction de Séoul. Les Nord-Coréens ont nié avoir creusé ces tunnels mais l'orientation des trous de dynamite ne semble pas laisser de doute. Faisant preuve d'un culot à toute épreuve, ils ont aussi peint la galerie en noir en prétendant qu'il s'agissait de mines de charbon. Nous, les touristes, entrons par un tunnel d'interception qui descend à 70 mètres sous terre. Rien de bien audacieux pour nous qui avons gravi le mont Birobong et traversé le monastère de Guin-sa. On s'enfonce ensuite sur plusieurs dizaines de mètres, à la queue-leu-leu avec les autres touristes, quasiment jusqu'à la ligne de démarcation militaire – la frontière – qu'on voit à travers deux lucarnes pratiquées dans les murs de bétons qui bouchent le tunnel.
Entrée du tunnel d'infiltration.
Danger, mines.
L'arrêt suivant après le tunnel était l'observatoire de Dora, d'où, par temps clair, on a une vue imprenable sur toute une partie de la DMZ où se situent deux villages, un sud-coréen ou vivent quelques paysans très bien rétribués, et un nord-coréen qui ne serait qu'un village Potemkine destiné à la propagande. Par temps clair, donc. On peut s'estimer heureux car il n'a pas plu mais le brouillard était si épais qu'on ne voyait même pas l'immense drapeau - le troisième plus grand au monde - qui flotte sur le village de l'autre côté de la frontière. Petite déception ici mais de toute façon il est interdit de prendre des photos depuis l'observatoire. L'endroit est quand même intéressant. Au loin, on aperçoit des cahutes de gardes et les deux voies de communication (route et rail) qui permettent en théorie d'aller en Corée du Nord en surface et, à l'observatoire même, des groupes de militaires du monde entier en visite dans un endroit qui représente certainement un cas pratique de diplomatie militaire dans le monde.
Observatoire de Dorasan
Pour finir la visite de la matinée, nous avons visité la gare de Dorasan, immense terminal ressemblant à une aérogare, sans passagers, sans fret, sans vie. La gare a été construite dans l'anticipation sinon d'une réunification, au moins d'un réchauffement des relations entre les deux Corées. Si la liaison ferroviaire ouvrait un jour, la Corée du Sud pourrait exporter à moindre coût vers les marchés européens ses marchandises par convois ferroviaires traversant la Corée du Nord et la Russie. Pour l'heure, la gare de Dorasan n'est qu'un symbole de l'espoir affiché d'une réunification.
Intérieur de la gare de Dora
Pour une partie de notre groupe, le tour s'arrêtait ici, mais pour nous, c'était l'heure du déjeuner avant les choses sérieuses, la zone commune de sécurité (JSA). On nous a installés dans une cafétéria pour touristes en bord de route où nous avons mangé du barbecue coréen (bulgogi), puis nous sommes repartis dans un bus spécial avec places attribuées, annonçant sur sa vitre frontale « touristes étrangers à bord » (on aurait envie de rajouter « ne pas viser ») vers la zone démilitarisée, repassé les contrôles (très rapides, il fallait simplement montrer la page de photo du passeport au militaire sud-coréen qui montait dans le bus), puis nous avons pénétré un peu plus à l'intérieur de la DMZ, jusqu'au camp Bonifas, où nous avons reçu des badges visiteurs de l'ONU.
Coca-Cola et kimchi
Là, les restrictions aux photographies sont devenues encore plus sévères. On nous a fait un topo en anglais coréen qui faisait très mal aux oreilles sur la situation géopolitique de la zone, la guerre de Corée et sur l'attitude à adopter à l'intérieur de la JSA. En gros, ne pas faire de signes en direction des soldats nord-coréens, écouter les militaires qui nous encadrent et « ne pas toucher les trucs ». Nous avons transbordé dans une navette spéciale de l'ONU. Celle-ci a traversé plusieurs dispositifs anti-invasion – anti-chars, champs de mines, etc. L'ambiance était beaucoup plus calme à l'intérieur du bus. On sentait que les participants mesuraient la gravité de la situation et se préparaient psychologiquement à visiter un lieu hautement symbolique, un point-clé de la diplomatie internationale. Derrière les vitres, un paysage assez quelconque défilait lentement. Nous avons vu au loin le seul village sud-coréen à l'intérieur de la DMZ. Curieusement, le paysage ne donne pas du tout l'impression d'être dans une zone de guerre (les deux Corées sont techniquement toujours en guerre car elles n'ont toujours pas signé de traité de paix depuis la fin des hostilité en 1953) car même si on voit çà et là des miradors, des barbelés et des militaires, le paysage est composé majoritairement de champs et de forêts. Néanmoins il est strictement interdit de prendre des photos depuis l'intérieur du bus.
L'intérieur de la cabane de négociations.
Enfin nous arrivons dans la JSA, toute petite zone permettant les rencontres entre les deux camps dans un endroit « neutre », en principe sous l'autorité des Nations Unies. Nous traversons un grand bâtiment à l'intérieur duquel on nous range en deux files indiennes et où on nous donne une dernière fois les instructions. Puis nous nous mettons en ordre de marche. À travers les vitres, j'aperçois déjà les baraquements construits sur la frontière et qui accueillent les conférences. Derrière, c'est la Corée du Nord. M'intéressant depuis longtemps à cette curiosité géopolitique, j'avais déjà vu des photos des lieux et en voyant à travers la vitre les baraquements bleus, j'étais tout exalté. Chacun son truc hein : pour certains, leur trip c'est de voir Justin Bieber en vrai ; pour moi c'est la frontière intercoréenne. De notre côté des baraquements se tiennent deux soldats à moitié cachés derrière lesdits baraquements pour ne pas être trop exposés aux tirs. Un troisième supervise entre les deux (lui est complètement exposé) et d'autres surveillent nos faits et gestes. Tous portent des lunettes de soleil teintées de type aviator pour leur donner un air plus intimidant, nous a affirmé le guide. On nous presse à l'intérieur d'un des baraquements bleus et en quelques pas, en contournant la table de négociations, nous nous trouvons en Corée du Nord. Un soldat sud-coréen ultra flippant se tient debout « en position de taekwondo modifié » à l'une des extrémités de la table, à cheval sur la frontière. Il est tellement immobile et dans une position si inhabituelle qu'il a l'air d'un mannequin. Même chose pour le soldat – également sud-coréen – qui se trouve au fond de la cabane, à la sortie côté Nord. On a tout juste le temps de regarder par la fenêtre la dalle de béton qui marque concrètement la zone de démarcation militaire entre les deux pays, de faire le tour de la table, de se faire prendre en photo à côté des soldats « en position de taekwondo modifié », puis on nous presse de revenir sur l'esplanade et de faire face au camp communiste. De là, nous sommes autorisés à prendre des photos en restant debout et en ne visant que vers le Nord. En haut des marches monumentales du bâtiment nord-coréen, un soldat de Kim Jong-un nous observe avec des jumelles. On sent la tension. Ici, les deux nations ennemies sont littéralement face-à-face. La tension est palpable, aussi parce qu'on nous interdit des tas de choses et qu'on doit répondre aux ordres de militaires, aussi bien intentionnés qu'ils soient.
La JSA, zone de rencontre entre les deux Corée, vue de la zone sud. Les baraquements bleus sont traversés par la ligne de démarcation militaire (frontière intercoréenne), matérialisée par une dalle de béton. Le bâtiment blanc en arrière-plan est situé en Corée du Nord.
La visite se termine là. On refait le chemin inverse. Si j'ai bien compris le programme qui m'est réservé quand je serai en Corée du Nord, une visite est également prévue à la JSA. Paradoxalement, il paraît qu'on nous laisse prendre beaucoup plus de photos quand on vient du Nord. Avant de repartir du camp Bonifas et de quitter la DMZ, on ne manque pas de nous laisser un peu de temps pour dépenser nos wons dans un magasins de souvenirs. Comme nous l'a dit notre guide du matin – je paraphrase – cette situation est « tout bénef' ». Sur le trajet du retour, presque tout le bus dort. Moi je veux voir le paysage mais les quatre heures de sommeil ont raison de moi.
Vers 16 heures, nous arrivons au centre-ville de Séoul. Nous nous promenons un peu pour voir le quartier – essentiellement d'affreux gros immeubles d'affaires mais aussi quelques temples – puis jusqu'à une petite rivière qui est, paraît-il, un lieu prisé des Séoulots (Séoulites ? Séouliens ?), qui viennent se balader sur ses rives aménagées, en plein milieu des immeubles modernes. Ce week-end, ce sont les derniers jours d'un festival des lumières : sur toute une portion de la rivière, de grands personnages, animaux et objets en papier éclairés de l'intérieur ont été disposés. C'est un peu kitsch mais il y a de jolies choses aussi. Les gens sont vraiment adorables ici : à chaque fois que nous sortions notre guide de voyage pour nous renseigner sur notre environnement ou consulter une carte, des gens venaient nous demander en anglais si nous avions besoin d'aide et il n'est pas rare que les passants nous sourient ou même essayent d'engager la conversation. Bien sûr en coréen les possibilités sont limitées mais le geste part d'une bonne intention. 

Nous sommes rentrés nous reposer et même faire une sieste à l'auberge. J'ai trié mes photos, fait la sieste, puis nous sommes allés chercher à manger dans le quartier étudiant branché à côté de chez nous. Nous étions censés rejoindre d'autres collègues qui sont à Séoul ce week-end aussi mais ils sont allés voir le match Suisse-Corée. Moi j'étais trop fatigué et il faisait trop froid pour aller dans un stade. Nous avons trouvé un restaurant vaguement italien où personne ne comprenait ce que nous commandions mais nous n'avons pas trop mal mangé. Pas d'autre sortie après cela, je devais encore raconter à mon ordinateur cette journée dans ce lieu qui m'a tant fasciné. Il est bientôt 3 heures du matin, ma gestion des horaires de sommeil se dégrade notablement.

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