mardi 17 décembre 2013

Pendant ce temps, à Pyongyang

Nampo – Pyongyang

29 novembre 2013


Antoine, le Québécois avec qui je partage ma chambre, n'est pas rentré de la nuit. Je me suis dit que la soirée s'est soit très bien terminée pour lui, soit très mal terminée. Peut-être étais-je si profondément endormi que je ne l'ai pas entendu rentrer mais non, au réveil, j'ai trouvé le lit voisin fait, inutilisé. Je me suis réveillé tôt pour faire couler l'eau au moins vingt minutes afin qu'elle soit chaude. Ce n'est qu'après la douche, alors que je me brossais les dents en regardant pensivement à travers la fenêtre, en me demandant si j'aurais l'occasion de prendre des photos intéressantes dans le coin, que je vois Antoine qui me fait de grands signes depuis en bas. Il m'a expliqué que la porte du bas de notre maison, où se trouvent trois appartements, était fermée à clef et qu'il n'avait pas pu rentrer, car il n'y avait qu'une seule clef pour les trois appartements. Mon voisin qui descendait à ce moment-là s'est d'ailleurs retrouvé bloqué car la porte ne s'ouvrait pas non plus de l'intérieur. Il a dû récupérer la clef chez notre autre voisine, détentrice de l'unique clé du pavillon, et Antoine a pu rentrer et se préparer. Il a dormi par terre dans la chambre de camarades australiens qui faisaient encore la fête quand il est parti. Heureusement que je n'ai pas entendu plus tôt l'histoire d'un autre camarade qui a raconté au petit déjeuner qu'il avait entendu des coups de feu pendant la nuit.
Statue du cher leader prodiguant ses conseils éclairés sur l'agriculture à la brave population paysanne
De Nampo, on n'aura vu que le grand barrage et les baraques de notre sanatorium. Mais au moins, depuis notre autobus, on aura eu l'impression de visiter une région isolée de la Corée du Nord, en roulant sur une toute petite route pavée sinueuse et extrêmement cahoteuse, traversant de grands espaces vallonnés de champs jaunes et des forêts, en passant à bonne distance de villages de maisons individuelles identiques bien rangées aux toits recourbés.
Campagne et village de Corée du Nord
Notre premier arrêt : une ferme collective où nous avons commencé par nous incliner devant une statue de Kim Il-sung, exercice désormais banal et quasi mécanique. Nos accompagnateurs occidentaux ont déposé en notre nom des fleurs devant la statue. Ensuite, nous avons visité l'école de la ferme, où les petits enfants sont placés en pension pendant dix jours pendant que leurs parents s'échinent aux champs. Dans la première classe, une vingtaine d'enfants, âgés de six ans mais semblant beaucoup plus jeunes, s'entraînaient à écrire. Jusque là, le plus gênant, c'est qu'on rentrait dans la salle regarder des petits enfants nord-coréens apprendre à écrire comme on va au zoo voir les pandas copuler. Ils devaient se donner en spectacle et nos guides parlaient à voix haute dans la classe sans aucun ménagement pour la concentration des enfants. Dans la seconde classe, des enfants pas tellement plus grands apprenaient la vie et l’œuvre de Kim Il-sung et de Kim Jong-il sous la tendre férule d'une maîtresse émue qui faisait réciter aux enfants les hauts-faits du grand leader. Ça devenait un peu plus folklo. 
"Kim Jong-il il est plus fort que Chuck Norris"
En montant dans les étages, nous avons pu constater que les enfants nord-coréens étudiaient dans des conditions pas très différentes des nôtres : les murs étaient colorés et décorés de dessins enfantins représentant des petits lapins, des petits champignons, des petites fleurs, des petits pistolets... des petits pistolets ? Oui, et des petits tanks, des petits avions aux couleurs de la RPDC lâchant des bombes et des petits enfants coréens tuant des petits enfants soldats des États-Unis. Glaçant. Comme si cela ne suffisait pas, les petits élèves pouvaient admirer une série de dessins ressemblant à des photos représentant les tortures infligées par des soldats des États-Unis à de braves patriotes nord-coréens. Nous avons eu là la vision la plus dérangeante de notre voyage. Le culte de la personnalité, c'est une chose, mais la façon dont le régime conditionne les petits esprits à haïr un ennemi désigné fout un peu les chocottes. 
Militarisation des petits esprits dans une école de Corée du Nord
C'est pas bien de copier
Dans la dernière salle, enfin, les enfants nous ont donné un petit spectacle de danse, la maîtresse au piano. Bien coordonnés, ils ont enchaîné des exercices physiques en chantant en chœur, exécutant des rondes et jeux de mains (mais pas de vilains) entre eux. C'est à ce moment qu'ils sont venus nous faire participer à taper dans les mains, exercice pour lequel, comme la veille, ne connaissant pas la chorégraphie, nous avions l'air bien maladroits. Mais c'était rigolo. Les pauvres petits devaient être complètement intimidés de devoir faire un spectacle avec de grands Occidentaux habillés bizarrement et pas coiffés selon les quinze styles capillaires autorisés. Ils ont terminé leur performance par un jeu de pogo unijambiste : les enfants se mettent en rond, la maîtresse en choisit deux, le cercle se resserre, puis les deux combattants se prennent un pied avec les mains en le tenant devant la cuisse, puis, sautant à cloche-pied, ils se bousculent avec l'épaule jusqu'à ce que l'un deux perde l'équilibre. Le cercle d'enfants crie des encouragements sous nos yeux à la fois amusés par le spectacle et ébahis par tant de violence. Avant de repartir, nous avons encore vu une répétition d'un spectacle musical – même genre que la veille à l'école secondaire mais avec des adultes en doudoune – dans la salle des fêtes de la coopérative pas chauffée. Nous nous demandions comment ils pouvaient jouer de leurs instruments en ayant les doigts gelés.
Gymnastique matinale dans l'école d'une ferme collective
Paysage collectiviste et cyclable de Corée du Nord
Sur ces réflexions notre bus nous a emmenés visiter une usine d'embouteillage d'eau gazeuse, où nous avons eu droit à une dégustation gratuite. Très bonne eau naturellement gazeuse dont nous avons vu la source et dont la composition et la qualité ont été certifiées par un institut suisse. Si c'est pas une référence, ça ! Malheureusement, en raison d'une coupure de courant, l'usine ne fonctionnait pas mais nous avons quand même eu droit aux explications du guide local. Sur une idée de génie d'Antoine et inspirés par le site « Kim Jong-il looking at things », qui représente le cher leader disparu en 2011 en train de regarder avec la plus grande concentration grave un boulon, un livre, un biscuit, etc. derrière ses lunettes teintées, je me suis fait prendre en photo dans l'usine dans une position similaire. Le résultat est amusant mais il aurait pu être hilarant si d'autres camarades avaient joué le jeu et s'étaient placés derrière moi en train de me regarder avec admiration et respect ou en train de prendre des notes.
Le leader barbu en visite dans une usine d'embouteillage d'eau de source
Nous sommes retournés vers Pyongyang pour nous arrêter à la modeste ferme où serait né Kim Il-sung. Au-delà du grand moment de mystification, cela a été un intéressante occasion de découvrir le mode de vie paysan traditionnel coréen. La visite n'a pas été très longue, et c'est tant mieux, car elle se déroulait en extérieur et il faisait froid, quoique l'aimable soleil de novembre fût agréable. En retournant au bus, j'ai échangé quelques mots avec l'une de nos guides, une sympathique et souriante jeune femme de 27 ans, ai-je appris, qui m'a demandé ce que nous pensions en Occident de Kim Jong-un, le dirigeant actuel. Avant d'aller en Corée du Nord, on nous avait bien recommandé de ne pas aborder les questions de politique avec les locaux, ce qui relève du bon sens, selon moi, et là je me suis retrouvé dans une position où j'étais contraint de donner une réponse qui ne soit pas offensante pour mon interlocutrice, qui tenait certainement son grand leader en très haute estime (normal, il est grand). « Euh, il est considéré comme plus ouvert », ai-je dit sans m'étaler. Puis j'ai changé de sujet et la question n'a plus été abordée.
Maison natale de Kim Il-sung
À l'heure de manger, Antoine, souffrant d'une pénible nuit due à une porte fermée à clef, est resté dans le bus pour dormir et moi je suis allé prendre un énième repas royal avec quatre ou cinq plats que j'ai à peine touchés car je ne me sentais pas bien. Je ne pense pas que j'avais la gueule de bois mais plutôt que j'avais chopé un virus ou quelque chose. Je ne pouvais rien avaler. J'avais froid. J'étais éteint. Peut-être qu'un bon bain aux eaux bénéfiques de Nampo m'auraient aidé. Je suis retourné dans le bus avant la fin du repas pour fermer les yeux et essayer de dormir un instant.

Panorama urbain à Pyongyang
Plus la journée avançait et plus je me sentais mal. Fatigué, courbaturé, frigorifié, j'ai visité avec le groupe une grande bibliothèque monumentale où les Pyongyanguois et Pyongyanguiennes viennent s'instruire, et même en plusieurs langues. Bien sûr, toute une section est consacrée à l’œuvre des Kim, que des gens de tous âges étudiaient assidûment dans la salle de lecture. Notre guide locale avait vécu au Kazakhstan quand elle était petite et nous avons échangé deux trois politesses en russe. On nous a montré aussi une salle de musique, probablement la plus grande concentration de lecteurs de cassettes au monde au 21e siècle. Le jeune Jaime, un sympathique néerlandais de 18 ans qui voyage avec nous, nous a improvisé un petit concert sur le piano au fond de la salle, sans susciter aucun intérêt de la part des jeunes Coréens présents dans la salle. J'admire sa confiance.

La salle des radio-cassettes à la grande bibliothèque de Pyongyang
Après cela, le bus nous a rapprochés un peu de la grande place centrale, où nous nous sommes pendant un moment mêlés à la population, seulement pour rentrer dans une librairie en langues étrangères, où je n'ai rien acheté. Peut-être que j'ai beaucoup à apprendre des idées du juche mais j'ai préféré m'abstenir. Pas de posters non plus, ils ne me plaisaient pas. Nous avons marché un petit peu dans la rue jusqu'à la place centrale qui était un terrain d'entraînement idéal pour des jeunes faisant du roller et jouant au tennis. Nous sommes rentrés dans un café prendre une boisson chaude mais, là aussi, une coupure de courant empêchait la serveuse de servir toutes les commandes. 
Vue sur la grand' place de Pyongyang
Je suis resté prostré sur ma chaise, frigorifié et barbouillé, en buvant mon thé jusqu'à ce que nous repartions, direction le musée de la guerre de Corée, une vision toute subjective des événements qui se sont déroulés entre 1950 et 1953, où l'on apprend, preuves à l'appui, que ce sont les États-Unis qui ont déclenché la guerre. Cependant, le cadre et la présentation étaient tellement bons qu'on était prêt à croire tout ce qu'on nous disait : en plus des médailles, photos et plans de bataille de rigueur, on passe dans des salles reconstituant des tranchées coréennes, des champs de bataille, jusqu'au clou du spectacle, si on peut dire, un super diorama rotatif devant une fresque animée. Même en coréen, c'est super cool. Notre charmante guide avait commencé la visite en nous présentant des pièces militaires capturées aux Américains et le cuirassé USS Pueblo, capturé après la guerre de Corée sous prétexte qu'il violait l'accord de cessez-le-feu de Panmunjom. Les autorités présentent le Pueblo comme un trophée, une grande fierté pour les Coréens du Nord. Si la propagande et la modification des faits historiques en Corée du Nord fait peu de doutes, il faudrait aussi se demander quelle est la part de mystification dans nos livres d'histoire. Et si la guerre de Corée avait en effet été déclarée par surprise par les États-Unis pour les raisons officielles qu'on avance en RPDC ? Ce n'est pas impossible que, dans nos pays, on nous présente les faits d'une manière qui fasse passer le camp occidental pour les gentils libérateurs. Je dis ça, je dis rien.
L'USS Pueblo, un bateau impérialiste et espion
Monument aux combattants de la guerre de Corée et un hôtel en construction depuis les années 1990
Repas à nouveau. Toujours pas faim. Je me suis forcé à manger un peu de barbecue de canard avec tout ce qui l'accompagnait. Comme toujours, beaucoup trop de nourriture. Dans la salle à côté, on nous a montré un extrait des premiers jours de notre voyage en DVD. Une équipe de caméramans nous a accompagnés partout et filmait nos visites à cette fin. C'est une attention très sympathique mais payer 40 euros pour un DVD que je ne vais pas regarder, non merci.

Pyongyang, ville des amoureux (de Kim Il-sung), au crépuscule
Après une si grosse journée pendant laquelle je me suis senti patraque, je ne voulais malgré tout pas louper la dernière soirée avec le groupe, qui se déroulait au Club diplomatique de Pyongyang, un grand centre où se retrouvent les occidentaux travaillant à Pyongyang. Enfin peut-être, parce que je n'en ai pas vu. Nous avons établi le camp à la salle de karaoké, où les mêmes bourrins bourrés beuglant faux monopolisaient le micro à toutes les chansons, qu'ils les connaissent ou non. J'ai quand même pu chanter (avec grâce) deux ou trois chansons mais je suis parti à la fin de « Celebration » car la première navette de retour à l'hôtel se préparait à partir. Je n'ai pas pensé à dire adieu à notre accompagnateur Troy ni à tous ceux qui prenaient l'avion le lendemain et devaient quitter l'hôtel beaucoup plus tôt que nous autres qui rentrions en Chine en train. Du coup c'est le premier soir où je vais me coucher aussi tôt, à 22h30, et pourtant, j'ai l'impression qu'il est 1 heure du matin.

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